jeudi 4 décembre 2014

Serge Tisseron : La pédagogie de projet et le numérique, où en est la France ?

Serge Tisseron : La pédagogie de projet et le numérique, où en est la France ?

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Intervenant : Serge Tisseron, docteur en psychologie, psychanalyste et chercheur associé HDR à l’Université Paris VII

Afin d’établir un état des lieux de la pédagogie de projet et l’avancée du numérique, Serge Tisseron souligne qu’il est important de comprendre comment articuler deux choses fondamentales : le rapport au texte, à l’écriture, à la parole et le rapport à la construction spatialisée des représentations, des communications, des objets que les élèves peuvent produire.

Le livre et les écrans, deux outils de la pédagogie de projet

Il existe deux outils pédagogiques principaux différents dans la forme mais qui peuvent tout de même s’articuler dans la mesure où ils véhiculent tous deux une même idéologie sous-jacente :
  • Le livre avec l’importance qu’il a acquise avec l’invention de l’imprimerie ; 
  • les écrans avec tout ce qu’ils permettent d’interactivité sachant qu’ils sont aujourd’hui inséparables de la notion d‘interactivité.
L’utilisation des outils numériques ne fait pas pour autant disparaître l’importance de la culture traditionnelle du livre. Preuve en est qu’aujourd’hui, avec un outil numérique, on peut accéder à du texte, à du multimédia, à du cinéma, à des images, à de l’animation.
Ainsi, n‘utiliser que du papier, du crayon, que du livre entraîne forcément un certain type de relation à soi-même, aux autres, aux savoirs et aux apprentissages et d’un autre côté, utiliser parallèlement ou exclusivement les outils numériques en entraînent une autre relation type.

Le métissage des cultures

Il faut souligner cependant qu’aujourd’hui, ces deux cultures sont en train de se métisser très fortement puisque les repères traditionnels de la culture du livre, qui sont traditionnellement axés sur la temporalité et la chronologie, se retrouvent désormais dans la culture des écrans.

Preuve en est la fameuse timeline de Facebook que nous connaissons tous : avant, les informations que nous mettions sur Facebook se répartissaient sans ordre précis, à tel point qu’il était difficile de s’y retrouver ; aujourd’hui, elles s’ordonnent selon une ligne temporelle, c’est-à-dire selon quelque chose qui reste l’un des fondements de la culture du livre, à savoir la chronologie.

Quatre grandes révolutions culturelles

C’est deux types de cultures, la culture du livre et la culture des écrans, ont induit quatre grandes révolutions qui ont chacune eu des conséquences sur les situations éducatives et pédagogiques.

La relation au savoir

La relation au savoir est traditionnellement organisée sur un modèle de transmission verticale: un orateur debout qui détient le savoir et le transmet, un auditoire assis qui écoute et qui reçoit l’enseignement. Or, Internet a profondément bouleversé ce schéma puisque nous sommes entrés dans une dynamique collaborative, notamment avec des outils tels que Wikipédia grâce auxquels nous avons la possibilité de contribuer au contenu et ce, quel que soit notre niveau d’expertise, même si cela n’induit pas forcément que nos contributions seront immédiatement acceptées.

Sur Internet, tout le monde est donc égal a priori si la preuve est faite que sa contribution a une qualité mais tout le monde n’est pas égal à posteriori, c’est-à-dire après modération.
Nous verrons plus bas comment ce modèle collaboratif joue un rôle majeur aujourd’hui, ou plutôt doit jouer un rôle majeur dans la pédagogie de projet.

La relation aux apprentissages

Le fait d’apprendre fait fonctionner à la fois l’intelligence narrative et l’intelligence visio-spatiale. À l’époque l’on pensait que chaque intelligence était liée à un hémisphère précis du cerveau.

Or, si cela se vérifie encore, le plus important reste d’opérer des liens entre ces deux hémisphères et entre ces deux formes d’intelligences: une intelligence verbale dite « linéaire » ou « cristallisée », axée sur le texte lu, parlé, écrit et une intelligence visio-spatiale qui a toujours existé mais qui, avant l’existence du numérique, avait été oubliée car elle ne trouvait pas de supports d’apprentissage pour la faire travailler. Aujourd’hui, grâce aux supports numériques, on en  redécouvre l’importance.

Nouveau fonctionnement mental

Aujourd’hui, nous notons le goût des adolescents pour l’expression de soi, non seulement par le langage et les images mais aussi grâce au jeu corporel et au fait que l’identité est beaucoup moins perçue comme une propriété privée de l’individu ou une sorte d’identité linéaire qui s‘accentuerait au fil des années. Désormais, nous évoluons plus selon un modèle d’ « identité possible » ou « alternative », en fonction des groupes dans lesquels l’on se trouve, et c’est un mode de fonctionnement très accentué par l’utilisation d’Internet, à savoir le fait de jouer en réseau, d’intervenir sous le coup de l’anonymat: il y a un jeu de figure de soi qui se développe.

Cela a, du coup, des conséquences importantes sur la pédagogie: les groupes d’élèves qui travaillent ne doivent plus être des groupes stables mais des groupes un peu flottants afin que les élèves ne soient pas tentés de s’enfermer dans une identité exclusive à l’intérieur d’un groupe. 

Il faut également qu’une place soit faite à la possibilité donnée aux élèves d’utiliser leurs corps: aujourd’hui, la révolution numérique c’est aussi de donner l’occasion aux enfants de bouger lors de leurs récitations par exemple, car on sait que le corps participe énormément au travail de la pensée.
Le numérique permet donc aussi la redécouverte de l’importance du corps, du corps en mouvement.

Révolution des liens et de la sociabilité

Les liens sont maintenant moins centrés sur la proximité physique mais beaucoup plus sur les centres d’intérêts partagés. Ainsi, nous ne parlons désormais plus de réseau local opposé au réseau global, mais plutôt de réseau glocal

Par exemple, je partage un centre d’intérêt avec mon voisin de palier comme avec un ami australien que j’ai rencontré sur les réseaux sociaux et ces deux contacts seront tout aussi importants pour moi l’un que l’autre compte tenu de la capacité qu’ils auront à partager avec moi mes centres d’intérêts privilégiés.

Les conséquences de l’enseignement à l’heure du numérique comparé à l’enseignement traditionnel

Une nouvelle situation culturelle où deux cultures complémentaires ayant chacune leurs avantages et leurs « dangers », est donc en train d’émerger

Les avantages à exploiter

  • La culture du livre permet de se faire le narrateur de sa propre histoire en s’appropriant celles des autres.
  • La culture des écrans favorise la capacité de faire face à l’imprévisible mais aussi la capacité d’oublier, d’inhiber les apprentissages précédents pour en faire de nouveaux. On s’aperçoit aujourd’hui que le monde et l’innovation vont si vite qu’une capacité dont on n’avait pas vu l’importance – la capacité d’oubli – vient maintenant au premier plan et devient un élément majeur de l’apprentissage. Il faudrait donc peut-être envisager la pédagogie du point de vue de la capacité d’oublier c’est-à-dire en proposant non seulement des exercices identiques selon une complexité croissante mais aussi des exercices dans lesquels ce qui avait été compris pour résoudre la difficulté précédente devient totalement inutile pour résoudre l’exercice suivant. En d’autres termes, il s’agit entrainer les enfants à oublier les apprentissages précédents pour faire preuve d’innovation dans la résolution de difficultés nouvelles.

Les « dérives» à éviter

  • La culture du livre a beaucoup contribué à emmener les enseignants à privilégier l’apprentissage par cœur, or on sait qu’aujourd’hui, cela est beaucoup remis en cause du fait que beaucoup de connaissances se retrouvent grâce à Internet; on a beaucoup moins besoin de faire travailler la mémoire. La question maintenant est donc de savoir comment utiliser les capacités libérées par cette mémoire qui n’est plus mobilisée sur l’apprentissage par cœur.
  • La culture des écrans. Le problème ici est que les enfants plongés trop tôt dans les écrans n’ont pas acquis le recul suffisant pour en faire bon usage et peuvent tomber dans l’addiction, bien que ce ne soit pas leur faute,  et être considérés comme des victimes car ils y sont entrés trop tôt,  trop massivement et sans accompagnement suffisant pour en faire un usage avisé.

Proposer de nouvelles occasions d’apprendre

Désormais, il semble donc important de réfléchir à la manière dont on peut adapter l’enseignement au changement d’état d’esprit des élèves et ensuite seulement, dans un deuxième temps, introduire les nouveaux outils.

Encourager le travail collaboratif

sur le modèle Wikipédia et/ou de la classe inversée par exemple en favorisant le tutorat (projet de groupe préparés quasi exclusivement par les élèves autour d’un sujet).
On s’aperçoit aujourd’hui que le tutorat profite aussi bien à l’élève qui explique qu’à celui à qui le sujet est expliqué. L’idée du tutorat au départ est de se dire qu’il y a des élèves qui entendent mieux quand c’est un camarade qui explique que quand c’est l’enseignant qui le fait (du fait d’un phénomène d’empathie lié à une relation horizontale de camaraderie par exemple).

De plus, l’élève qui explique en apprend énormément lui aussi car il est obligé de mettre des mots sur ce qui est relève d’abord de la compréhension intuitive : on est alors dans une logique de complémentarité de l’intelligence visio-spatiale de la pensée verbale de l’autre car en effet, il y a des élèves qui sont très doués pour résoudre des difficultés de toute nature sans pour autant avoir compris le chemin qu’ils ont suivi eux-mêmes pour résoudre cette difficulté. Le tutorat permet à l’élève d’expliciter son processus de réflexion.

On sait aujourd’hui que c’est utile à tous les niveaux puisque par exemple, en Inde, une monnaie virtuelle/ parallèle a été créée uniquement dans le but de payer des enseignants de façon à ce que les gens qui ont le moins accès à l’éducation et à l’alphabétisation payent de gens qui vont leur apprendre à lire et à écrire et les enseignants qui reçoivent cet argent ne peuvent l’utiliser pour rien d’autre que pour payer à leur tour des gens qui pourront leur apprendre des choses qu’ils ignorent. On s’aperçoit alors que ce sont des systèmes qui permettent à énormément de gens de profiter de l’enseignement.

Replacer la création d’objets multimédias et la mutualisation des compétences au cœur de la pédagogie

Si on propose aux élèves de collaborer, il faudra tourner la difficulté intelligemment en leur proposant de fabriquer des objets multimédias, de fabriquer des « copies » dans lesquelles il y aura du texte, des images, des vidéos etc. de façon à ce que chacun puisse partager une compétence particulière qui peut-être ferait défaut à d’autres et donc, ils collaboreraient en partageant de compétences qui leur sont propres pour que chacun s’enrichisse de cette expérience et découvre la variété des compétences existantes tout en apprenant le respect de l’autre, de sa curiosité, le bien-vivre ensemble etc. 

Il faudra également encourager le passage du narratif au visuel et du visuel au narratif en proposant aux élèves par exemple, de transformer des documents visuels en documents écrits. On travaille le passage d’une forme d’intelligence à une autre en mettant l’accent sur la multiplicité des supports possibles.

Les enseignants face à la transition verticalité/horizontalité : comment gérer ?

Ce qui pourrait aider l’horizontalité serait un médiateur qu’on appellerait « ordinateur interpersonnel » qui permettrait le travail collaboratif. Ce qui nous freine aujourd’hui c’est qu’on envisage l’ordinateur exclusivement comme un outil personnel.

Il faut peut-être  se dire que les ordinateurs ne doivent pas être introduits trop tôt, qu’il faut d’abord initier le sens du travail collaboratif auprès des élèves de façon à éviter qu’ils ne s’isolent et ne développent une relation personnelle avec l’ordinateur et à ce qu’ils sachent ensuite l’utiliser comme un outil de relation avec les autres dans la classe et avec le monde entier grâce à Internet.

Prendre en compte la nouvelle relation à l’identité 

Favoriser le débat dans la pédagogie de projet: on peut proposer aux élèves de développer non pas un point de vue mais plusieurs points de vue autour d’une même question. Ce qui est intéressant c’est de pouvoir encourager les élèves au débat et à la controverse.
Favoriser l’utilisation des outils personnels que les élèves possèdent (smartphones etc.) car on constate qu’ils ont une relation privilégiée avec leurs propres outils; les élèves semblent mieux travailler avec leurs propres outils parce qu’ils leur appartiennent.

Une nouvelle forme de sociabilité par

  • Le partage d’information: apprendre à faire circuler l’info sans la dénaturer
  • La valorisation des productions numériques : associer les jeunes à des créations dans lesquelles ils auraient une large marge de manœuvre pour autant que l’information ne soit dénaturée et soit balisée.

Le mot de la fin

L’important c’est moins d’acheter le bon matériel que d’utiliser le matériel que les jeunes ont déjà; c’est moins de travailler avec les écrans que de tenir compte du changement d’état d’esprit des élèves. Pour bien appréhender l’apprentissage du numérique, il faut déjà avoir acquis une bonne culture du livre puis introduire le numérique vient en complément pour aider à développer l’oralité, le goût de la narration, le bon usage de la langue. 

Il faut donc se montrer pédagogue quant à l’apprentissage de l’utilisation des outils numériques pour éviter que les élèves ne fassent du couper-coller d’information sans les liens logiques nécessaires à donner de la cohérence à leurs productions. À l’époque d’une technologie qui est dans l’instantané et le présent, c’est l’oralité qui va permettre d’intégrer la valeur de cette logique.

Présentation de Serge Tisseron
La vidéo de l’intervention de Serge Tisseron
Pour télécharger le compte-rendu au format PDF, cliquez ici.

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