Par Rémi Sussan
le 14/05/14 | 8 commentaires |
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Les recherches sur les systèmes complexes, qui déterminent
l’organisation nos sociétés, la structure des réseaux sociaux (notamment
dans le numérique) et demain, peut-être, la constitution des robots en
essaims ou des nanomachines capables de circuler dans notre corps,
doivent beaucoup à l’étude des insectes sociaux et du comportement
animal. La fourmilière est considérée depuis longtemps comme le modèle
même d’un “superorganisme”, un collectif capable de fonctionner seul
sans que personne n’en soit à la tête (même si l’appellation de “reine”
appliquée aux pondeuses peut laisser croire qu’il en est autrement).
Deborah Gordon
étudie les fourmis depuis plusieurs décennies. Elle se rend
régulièrement dans le désert de l’Arizona pour suivre les évolutions
d’une communauté de ses insectes favoris. La revue scientifique en ligne Nautilus nous fait part de certaines de ses découvertes et notamment celles effectuées avec un neuroscientifique, Mark Goldmann.
Pourquoi un tel attelage ? Parce que par bien des côtés, les membres
d’une fourmilière agissent comme les neurones du cerveau.
Deborah Gordon se passionne pour le comportement des “fourmis
butineuses” qui recherchent la nourriture et la ramènent à la
fourmilière, bref, les bestioles connues pour ruiner votre pique-nique.
Dans un premier temps, un groupe d’entre elles se lance au hasard hors
des galeries tandis que ses congénères l’attendent paisiblement dans le
tunnel qui mène à la sortie. Si ce groupe trouve des aliments, les
autres sortent très vite, provoquant une réaction en chaîne. “Dans le cas contraire”, continue l’article du Nautilus, “elles peuvent ne pas sortir du tout.”
Le retour de la cybernétique
Pour
Goldmann, l’organisation des fourmis est est très proche de celle des
neurones. Dans le cerveau, un neurone s’active lorsqu’il reçoit un
certain nombre d’inputs sous la forme de neurotransmetteurs
envoyés par d’autres neurones. Lorsqu’une fourmi revient avec des
vivres, elle stimule ses congénères qui réagissent à leur tour. En
l’absence de cette excitation, soit rien ne se passe, soit une action
contraire est effectuée (les fourmis butineuses retournent à l’intérieur
de la fourmilière).
Une fourmi ne se décidera à sortir du nid pour
collecter que si elle est encouragée par un certain nombre de ses
congénères revenant au nid avec la nourriture. Dans son livre, Ant Encounters,
Deborah Gordon précise qu’il ne suffit pas que l’insecte rencontre un
grand nombre de ses semblables. Cela doit se faire selon un certain
rythme – environ une butineuse rencontrée toutes les 10 secondes –, de
plus, ces butineuses doivent revenir avec de la nourriture. Seule la
double odeur, celle spécifique à la butineuse et celle de la nourriture,
produira une “excitation”… Mais cette activation n’est pas automatique.
Le bon nombre de rencontres au bon rythme tend seulement à accroître
les chances que l’animal décide de sortir et de se mettre en chasse. En
revanche, si le nombre de “butineuses” diminue, les fourmis choisissant
de sortir seront de moins en moins nombreuses.
Ce qui est frappant, c’est que le système repose sur deux notions : le feedback positif et le feedback négatif. Dans un feedback positif, une action déclenche d’autres actions en cascade. Dans un feedback négatif, au contraire, une action (ou une absence d’action) tend à inhiber les actions suivantes. Or ces notions de feedback positif et négatif sont tout sauf nouvelles : ce sont les bases de la cybernétique de Norbert Wiener.
Il est intéressant de voir qu’alors que les théories de Wiener ont
finalement peu influencé l’architecture des ordinateurs contemporains
(Wiener favorisait des systèmes analogiques et non numériques, comme l’a
fait von Neumann), ses principes se trouvent au coeur de l’étude des systèmes complexes.
Les rétroactions positives et négatives établissent un équilibre. Si celui-ci est rompu, par exemple si un feedback positif se poursuit sans inhibition, cela peut engendrer des catastrophes.
Ainsi, nous raconte Nautilus, le biologiste T.C. Schneirla
fut confronté à l’une d’entre elle en 1936, une “spirale de mort”
impliquant une armée de fourmis. Celle-ci avait dessiné un cercle autour
d’un arbre, y laissant bien sûr ses phéromones. Les insectes se
retrouvèrent à suivre leur propre trace, recouvrant à chaque fois leur
empreinte de nouvelles phéromones, tournant à l’infini sans pouvoir
sortir de la prison dans laquelle ils se piégeaient eux-mêmes.
Les secrets de l’Anternet
Point remarquable, ce processus par lequel les fourmis organisent
leur quête de nourriture n’est pas seulement analogue à celui qui
sous-tend le cerveau biologique. Il est également proche du
fonctionnement de la norme TCP (Transmission Control Protocol) qui régit l’internet. Ce qui a donné à Deborah Gordon le concept d’anternet (ant veut dire fourmi en anglais). Cette boucle de feedback
grâce à laquelle la colonie régule le nombre de fourmis butineuses est
analogue avec le moyen utilisé par la norme TCP pour gérer la bande
passante disponible. En effet lorsqu’un fichier est envoyé sur le net,
il est divisé en plusieurs paquets.
Quand le destinataire reçoit un des
paquets, il envoie à l’émetteur un signal de bonne réception. Si ces
signaux arrivent en grand nombre assez rapidement, cela signifie que la
voie est libre et la transmission peut s’accélérer. Dans le cas
contraire, elle se ralentit d’elle-même.
Coïncidence ? Peut être pas, selon Balaji Prabhakar,
qui a travaillé avec Deborah Gordon sur ce concept d’anternet. Cette
stratégie des fourmis a été découverte dans les années 70. Elle aurait
donc très bien bien pu influencer les concepteurs de la norme TCP !
Pour
résumer l’organisation d’une colonie de fourmis, on pourrait utiliser
les trois mots clés suivants : redondance, anonymat et simplicité des
interactions.
Redondance : comme le souligne malicieusement Deborah Gordon dans sa conférence Ted de 2003,
la Bible s’est trompée (La Fontaine aussi) en présentant les fourmis
comme un peuple de travailleurs acharnés. Au contraire, la moitié de la
fourmilière passe son temps à ne rien faire. Elle sert de “réserve”.
C’est en cas de besoin et uniquement dans ce cas, que l’on puise dans
cette main d’oeuvre oisive.
Simplicité des interactions : les fourmis se contentent de
communiquer soit par des odeurs, soit par un contact des antennes, soit
en suivant des chemins de phéromones. Il n’y pas réellement de contenus
aux messages qu’elles échangent, c’est la nature même de l’interaction
qui détermine l’action. On l’a vu pour les butineuses. C’est en
rencontrant d’autres collecteuses de retour avec de la nourriture que la
fourmi peut décider de sortir à son tour. Inutile d’ajouter de
l’information supplémentaire. Comme Deborah Gordon le précise dans sa conférence Ted, paraphrasant Marshall McLuhan : “Le message n’est pas ce qu’elles se transmettent l’une à l’autre, mais la structure, le schéma. Le schéma même est le message.”
Enfin, anonymat : est-il utile de le préciser, les fourmis n’ont pas
de nom, pas d’adresse IP, pas d’identité. Pendant longtemps on a cru que
les ouvrières possédaient génétiquement certaines spécialités. Par
exemple collecter la nourriture, évacuer les déchets, nourrir les
larves, etc. En fait les rôles ne sont pas fixés. Les fourmis changent
de tâches au cours de leur vie, voire d’une journée sur l’autre. Il
existe toutefois une espèce de hiérarchie : une fois qu’une fourmi est
devenue butineuse, elle ne retournera jamais en arrière, elle ne
redeviendra pas “éboueuse”. Si des besoins accrus de collecte des
déchets se font sentir, de nouvelles “nettoyeuses” seront recrutées
depuis l’intérieur du nid.
Tout ce système donne quelque chose de très chaotique, bruyant,
désordonné. Pour citer encore la conférence Ted de Deborah Gordon : “Quand
vous observez les fourmis, vous finissez par vouloir les aider, parce
qu’elles ne font jamais rien comme elles devraient le faire selon vous.
Donc ces contacts aléatoires ne donnent rien de parfait. Mais ça marche
plutôt bien. Les fourmis sont là depuis plusieurs centaines de millions
d’années.”
Les fourmis dans l’espace
Les toutes dernières recherches de Deborah Gordon sur les fourmis
pourraient aider les roboticiens à comprendre comment leurs machines
peuvent s’adapter aux conditions inhabituelles. Pour ce faire,
l’entomologiste a envoyé ses fourmis… dans l’espace ! Quelques centaines
de ces animaux ont en effet été transportées sur la station spatiale
internationale en janvier dernier. Uniquement des ouvrières, pas de
reine, il ne manquerait plus qu’une invasion de fourmis au sein de la
station ! Le but ? Voir comment ces animaux gèrent la microgravité. En
question, leur capacité à étendre leur réseau de recherche, une
fonctionnalité fondamentale pour ramener le maximum de nourriture au
nid, grâce à l’adaptation de leur déplacement.
En effet, il existe des
mets délicats et recherchés dans l’environnement d’une colonie : des
nectars de fleurs, des écorces de fruits, qui ont tendance à ne pas
durer. Ils peuvent sécher se faner ou pire, être pillés par une
fourmilière concurrente. Autrement dit, chaque colonie doit trouver le
moyen d’être la plus rapide dans cette quête. Et le tout, bien sûr, de
manière bottom-up, sans planification centrale. Pour ce faire elle doivent couvrir un maximum de terrain en un minimum de temps.
A
cette fin, les butineuses sont capables d’ajuster leur marche. Quand
elles sont nombreuses dans un lieu, elles tendent à se déplacer au
hasard. Mais lorsqu’il n’y a pas de congénères à l’horizon, leur
direction devient linéaire, elles couvrent donc plus de terrain. Cette
technique se nomme un “réseau de recherche extensible”. Une telle
stratégie est déjà employée dans les réseaux de téléphones portables ou
les collectifs de robots. Mais des problèmes peuvent toujours survenir.
Par exemple, explique un communiqué de l’université de Stanford,
un collectif de robots chargé de sauver les personnes dans un incendie
peut être perturbé par les conditions environnementales, comme les
flammes ou la fumée. Cela peut nuire au système de communication. Pour
Deborah Gordon, les fourmis pourraient nous donner la solution. C’est
pour cela qu’elle en a envoyé son groupe dans l’espace.
On l’a vu, ces animaux communiquent essentiellement à l’aide de leurs
antennes ou de leurs phéromones. Ce qui n’a rien d’évident en situation
de gravité zéro, où le simple fait de se déplacer leur devient
difficile. “Nous avons trouvé des moyens pour organiser les robots
dans un immeuble en feu, ou faire en sorte qu’un réseau de téléphonie
cellulaire réponde à des interférences, mais les fourmis ont développé
des algorithmes dans ce domaine depuis 150 millions d’années… Découvrir
les solutions adoptées par les fourmis pourrait nous aider à concevoir
des systèmes de réseau susceptibles de résoudre des problèmes
similaires.”
Les résultats des expériences sur ces cosmonautes d’un nouveau genre
n’est pas encore connu. Dans l’attente, Deborah Gordon et son équipe ont
créé des systèmes de fourmilières artificielles pouvant aider à
comprendre comment les insectes utilisent leur réseau de recherche
extensible, ici, sur terre. Ces objets, de la taille approximative d’une
tablette tactile, seront distribués à des écoliers, collégiens et
lycéens qui pourront entrer leurs résultats dans une base de données,
laquelle sera comparée aux prouesses des fourmis spatiales. Bel exemple
de “citizen science” !
Rémi Sussan
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