Interviews
Les cours en
ligne ne signent pas la mort de l’enseignant, affirme
le philosophe Marcel Gauchet. L’accès à des sources de savoir
multiples accentue au contraire le besoin de médiation.
Et si demain, on n’avait plus besoin de
professeurs ? Si, grâce au numérique, les élèves pouvaient tout apprendre par
eux-mêmes, réduisant le rôle du maître à celui de répétiteur ou de tuteur ?
Alors que les Mooc - cours massifs en ligne - déferlent en France, le monde de
l’éducation est parcouru par un débat. Emmanuel Davidenkoff, le directeur du
magazine l’Etudiant, explique dans son livrele Tsunami
numérique (1) comment celui-ci va secouer l’école française, bien en
retard selon lui. Le philosophe Marcel Gauchet, qui vient de cosigner un
ouvrageTransmettre, Apprendre (2), reconnaît, lui, que le numérique
bouleverse profondément l’enseignement. Mais à rebours de ce que l’on entend
souvent, il prédit que l’on aura plus que jamais besoin de professeurs et
d’école.
Peut-on continuer à enseigner aujourd’hui comme hier ?
Sûrement pas. Contrairement à ce que l’on
dit souvent, l’école est une institution qui a un facteur de changement en son
sein : les élèves. Le mythe de l’école à l’abri de la société, fonctionnant
comme un temple ou une caserne, est une pure fiction. Cela n’a jamais été. Les
enseignants, qui ne sont pas des brutes insensibles, s’adaptent aux élèves et
aux influences de la société qu’ils incarnent.
Indépendamment des directives venues d’en
haut, ce sont eux qui sont à la manœuvre. Chacun trouve des façons de capter la
culture des élèves pour l’enrichir, l’infléchir, s’y appuyer pour permettre des
acquisitions d’une autre nature. Il ne faut pas l’oublier : la base de
l’enseignement, c’est la conversation. Une conversation très particulière,
parce qu’elle n’est pas gratuite et qu’elle doit mener quelque part.
Globalement, le changement technique est tel qu’il affecte le fonctionnement
social de tous les jours. Il est inévitable qu’il touche aussi l’école et
qu’il la transforme profondément.
Dès lors, comment enseigner ?
Il serait outrecuidant et vain
de prétendre que nous savons exactement ce que vont être les échanges
entre enseignants et élèves de demain. Mais on peut faire un certain nombre
d’observations. Une chose qui revient toujours, en particulier chez les
partisans les plus enthousiastes de l’enseignement numérique, est le fait que
les élèves sont maintenant en situation de contester l’enseignement du
professeur. Ces enthousiastes disent : cette fois-ci, le piédestal est
complètement brisé puisqu’on peut instantanément vérifier ce que raconte le
prof.
Etes-vous d’accord ?
Je reconnais que c’est vrai. Mais je n’y
vois pas du tout une contestation de la position du professeur supposé
tout-puissant et tout savoir. Je crois exactement l’inverse. Pour les bons
enseignants, le numérique m’apparaît comme un excellent moyen de stimuler
l’esprit de curiosité et d’opposition. Cela pousse à chercher, à creuser
encore. Très souvent, c’est l’occasion aussi de rectifier les sornettes, voire
les énormités figurant dans une notice de Wikipédia.
Surtout, cela apprend une chose
essentielle : le fait que personne ne sait. Nulle part, il n’existe un
détenteur ultime. L’enseignant a ainsi l’opportunité d’expliquer qu’il existe
plusieurs versions d’une même chose et que savoir, c’est se confronter à
l’incertitude et non réciter bêtement. C’est un apprentissage qui me paraît
extrêmement positif.
N’est-ce pas tout de même plus difficile ?
Le changement majeur est que les élèves
ont de plus en plus l’initiative. En contact avec un tas de sources
hétéroclites, ils s’interrogent. Leurs questions deviennent déterminantes
dans la conduite de la classe - «J’ai lu ça, monsieur, qu’en dites-vous
?», «Ça vous paraît normal ?», etc. Ce n’est évidemment pas simple à
gérer. L’enseignant a affaire à une communauté beaucoup plus effervescente mais
aussi beaucoup plus chaotique. L’art du professeur devient l’art difficile de
répondre à des questions qui ne sont pas préprogrammées - parfois en rapport
avec le cours, d’autres fois non, ou de loin.
Les enseignants se retrouvent dans la
position de remettre de l’ordre dans du désordre. Il leur revient d’insuffler
de la cohérence dans ce qui se présente comme un patchwork d’interrogations qui
peuvent aller très loin - sur les théories scientifiques en vogue mais aussi
sur les ragots propagés par les réseaux sociaux. Il faut leur montrer le besoin
de clés pour dominer un champ qui part dans tous les sens.
Contrairement à ce que certains prédisent, il faudra toujours des
enseignants ?
Plus que jamais. L’illusion de premier
abord est l’autodidaxie généralisée : plus la peine de s’embêter avec des gens
qui souhaitent nous mettre dans un chemin préprogrammé, apprend qui veut quand
il veut comme il veut… Mais c’est une apparence, une apparence séduisante. En
réalité, tout cela renforce le besoin de médiation. Le contact des enfants,
souvent très jeunes, avec des sources d’information démesurées, renforce le
besoin d’enseignants, d’interlocuteurs qui prennent leur questionnement au
sérieux, capables dans leur domaine de montrer le chemin permettant de
maîtriser ces informations. Il suffit d’être parent ou grand-parent pour en
avoir fait l’expérience. Vous dites à des enfants qui vous interrogent : «Allez
chercher sur le Net.» Ils trouvent quelquefois, quand la question est très
précise. Mais si c’est une question de compréhension, ils reviennent
découragés. Internet est, de ce point de vue, un média déprimant, où l’on
décèle très vite les limites de ce que l’on peut maîtriser. Ce qui manque, ce
sont les outils logiques, les connaissances clés qui permettent de relier
ces informations et d’en faire quelque chose que vous comprenez. Le sens de
l’école se trouve ainsi conforté dans ce qu’il a de plus profond : c’est
l’institution de confiance à laquelle on peut demander des réponses à des
questions de l’ordre du savoir. A l’exception de milieux privilégiés,
l’entourage n’en a pas les moyens.
Vous n’êtes pas d’accord avec ceux qui prédisent que grâce au Net, nous
apprendrons surtout par nous-mêmes ?
L’ère numérique va susciter une hausse
spectaculaire du niveau d’exigence scolaire dans nos sociétés. Tout le monde a
envie d’accéder au plus de choses possibles dans la sphère de ses intérêts.
C’est humain. Mais en même temps, nous sommes démunis. Derrière les connaissances
que l’on peut acquérir de cette façon, il y a une grammaire fondamentale - les
maths par exemple pour tout ce qui touche au domaine des sciences. Et celle-ci
ne s’apprend pas aisément tout seul face à son écran…
Que pensez-vous de la «pédagogie inversée» en vogue aujourd’hui, avec
l’élève qui découvre le cours sur le Net, puis le prof qui lui explique ce
qu’il n’a pas compris ?
Cela suppose une personne possédant toutes les acquisitions fondamentales et qui accepte de jouer le jeu. Il fait confiance au prof qui lui a remis son cours au préalable et qu’il peut compléter en consultant d’autres sources. Et même ici, il ne faut pas sous-estimer l’apport du professeur : ses éclaircissements, dans un deuxième temps, sont décisifs pour la compréhension.
Quand vous descendez vers des degrés plus élémentaires, c’est bien plus difficile. Vous ne pouvez pas compter sur le fait que les élèves vont avoir la concentration et les moyens de s’approprier les documents que leur enseignant leur fournit. En réalité
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